Pim pam pouf. Entrée fracassante. Comme d'hab', Sirius Griffin est à la bourre. On ne change pas une équipe qui perd. Il balaye la salle du regard. Pas grand monde, hein ? Une poignée de clients, une serveuse, et pas de patron. En gros, ça sent pas bon. Il s'approche. Un pas, deux pas. C'est limite s'il n'avance pas à reculons.  

— Bravo... Qu'il murmure. C'est vrai que y'a pas trop de quoi être fier.

Action, réaction. Le blond se dirige vers le comptoir. Près du bar, une espèce d'âme en peine. Sirius le gratifie d'un sourire. Ok, pas super convainquant. Il cherche désespérément une feuille d'horaires, mais il trouve nada. Et pourtant, ses yeux azur s'accrochent malgré eux à la frimousse de la serveuse. Il compte une seconde, une minute... une heure. Il reste bloqué.  

— Allô allô, wake up ?

Une main sur son épaule. Le combo inopiné le sort de sa torpeur. Un peu plus, et on ne le revoyait plus.

— Hein ?
— Bonjour, sinon.
— Euh... salut... ? Qu'est-ce que tu fais là ?
— T'es sérieux ? On devait se retrouver y'a plus d'une heure, mec. T'es bourré ?

Whoops. Il fronce les sourcils. Perdu, perdu, archi-perdu. Il croise les bras, et paf ! L'illumination.

— Ah bah oui, je devais vous voir après la commande. J'avais zappé, déso'.
— T'as l'air dans les vapes. Ça va ?
— Mais oui...

Coup d’œil furtif. La jeune femme nettoie les vitres. Belle, si belle, qu'elle semble engloutir son regard. Paul passe sa main devant sa tronche, un peu gavé, mais surtout super intrigué. Petite bifurcation des yeux, et il comprend enfin de quoi il s'agit. Un sourire narquois se dessine sur son visage.

— Elle s'appelle Pakihi, elle bosse ici depuis deux semaines, si jamais.
— Hein ?
— Bah j'sais pas, t'arrête pas de la regarder. Mickael a prévu de la pécho, d'ailleurs.
— Ahun.
— Ouais, bon, fais ton truc, on t'attend là-bas. Il pointe une table du doigt.

Les gars font coucou. Ils sont mignons, avec leurs têtes de poivrots. Sirius hoche doucement la tête.

— Ok, j'arrive.

Ni une, ni deux, il s'empresse d'aller à la rencontre de la jolie serveuse. Moins désemparé, plus décidé, il se plante devant elle avec un sourire tout trouvé.

— Salut. J'ai vu que le patron était pas là, je peux vous embêter un peu ? Moi c'est Sirius. Tête subtilement penchée, la mine radieuse. Cette demoiselle ne lui inspire que des bonnes choses. C'est souvent moi qui vient prendre les commandes de poisson, sauf qu'aujourd'hui, baaah...

Il rit doucement. C'est toujours mieux qu'en pleurer.

— J'ai eu deux-trois petits soucis qui font que, j'ai un peu de retard, du genre... une heure ou deux. Grosso-modo. Mais bon, je peux attendre, y'a pas de soucis. Vous pensez qu'il reviendra quand ?

Même sa voix sonne comme une poésie.

Il l'écoute d'une oreille distraite. Il est comme subjugué par son timbre.

Il ne quitte pas non plus ses yeux bleus, profonds comme Maehe.

L'éclat de sa peau lui donne des frissons, ses joues rougies tamponnent sa poitrine.

C'est comme tomber amoureux de l'océan.

— Hmm...

Hé, pas faux. Ses potes sont là. Pourtant, il a l'impression d'être tombé sur un miracle. Une étoile qu'il n'a pas envie de partager. Pas assez, jamais assez. Il fronce les sourcils, inconsciemment, car il n'a pas envie de partir. Les commandes, le verre, plus rien n'a d'importance.

Si ce n'est gagner quelques précieuses secondes en sa compagnie.

— Je me disais que, comme je suis totalement à la bourre, et que j'ai pas super envie de faire attendre votre patron encore plus... Un plan. Une excuse. Tous les moyens sont bons pour faire chavirer son cœur. On pourrait faire la commande ensemble ? J'ai l'habitude, le bouquin est derrière le comptoir. Je vous montre, on s'occupe de ça tous les deux, et comme ça, il a juste à vérifier quand il rentre.

C'est pas comme s'ils servaient tant de produits de la mer que ça. Sirius croise les bras, un sourire radieux au lèvre. Il veut la mettre en confiance. Bon, ok, c'est un pro pour se tromper dans les quantités, mais avec l'enjeu qu'il se tape, pas moyen qu'il fasse une bourde.

— De toute façon, il n'y a pas grand monde. Au pire, je sais utiliser un shaker. Le blond hoche vivement la tête. Il se rapproche légèrement, lui chuchote à l'oreille. En vrai, je connais le patron, et... il aime bien les employés qui prennent des initiatives, vous voyez ? Du coup, ptet' qu'avec ça, y'aura moyen de négocier une peeetite augmentation... ?

Petite mine taquine. Il n'était pas né que son papa commerçait déjà avec lui.

Il se redresse.

— Alors, deal ?

Pakihi.

Pakihi.

Il savait. Ça ne l'empêche pas de l'imprimer dans son esprit. Pakihi. Son nom est bien plus joli quand c'est elle qui le prononce. C'est comme un doux son, comme une harmonie. Le bruit des remous, sublimé. Il réprime un sourire, il ne veut pas avoir l'air béat.

Non. Il se contente plutôt d'un hochement de tête. Pourtant, c'est party hard dans sa poitrine. C'est la première fois qu'on lui fait cet effet-là.

— Moi c'est Sirius. Sirius Griffin, avec deux F. Il la suit du regard. Petite ange qui embellit tout ce qu'elle fait. Il pourrait la regarder pendant des heures. N'empêche... vos parents devaient avoir bon goût pour vous donner un prénom comme ça. C'est super mignon. Ça vous va très bien.

Yeux dans les yeux. Simple vérité transmise par les miroirs de l'âme. Sirius trépigne comme un jeune ado'. Faire une commande n'a jamais été aussi sympa. Il se rapproche un peu près, scrute à moitié les lignes du bouquin. Il pourrait régler ça les yeux fermés.

— Du coup, vous voyez, c'est à peu près toujours la même commande chaque mois. Il y a du cabillaud, de l'éperlan et des anchois. C'est pas un resto', d'un sens. Il passe son doigt sur une case. C'est là qu'on marque les quantités, et ça, ça bouge pas tellement non plus. C'est surtout nous qui ajustons en fonction de la pêche.

Il sourit. C'est sa passion, il pourrait en parler des heures.

— Le mieux, c'est de prendre ce que Maehe daigne nous donner. Respecter la mer, ne pas contredire les marées, la reproduction de la faune... et caetera. C'est la base. C'est pour ça que, parfois, on manque un peu sur certains stocks. Par exemple, ce mois-ci, y'a moins d'anchois... Il emprunte un stylo, qu'il décapuchonne. À la place, je vais vous rajouter des sardines. Ça se cuisine à peu près de la même façon.

Le blond raye un prix. Son regard escalade le livre pour aller se planter dans celui de la serveuse. Pour le coup, il est pas sûr que ça l'intéresse. Les stocks, les poissons, c'est pas trop le sujet à la mode. Mais y'a bien quelque chose qui met tout le monde d'accord.

— T-.. v..

Il affiche une moue. V'là le problème des affaires. On sait jamais comment s'adresser aux clients.

Mais elle, il a envie de mieux la connaître.

— Bon. Tu veux bien qu'on se tutoie ? J'ai l'habitude de faire comme ça avec le patron. Il fronce les sourcils. C'est un peu, tu sais... pompeux, de se vouvoyer comme ça pendant une transaction. Je préfère tutoyer, ça économise des syllabes. Si ça te va, hein.

Non, non, non.

Ça c'est pas cool.

Pakihi s'éloigne. Sa face se décompose. Il pouvait pas être à la bourre comme tout le monde ? C'est pourtant pas compliqué. Il se retrouve bloqué avec un vieux monsieur, certes gentil, mais pas mignon. Pas agréable. Pas éblouissant. Pas... pas elle.

— Sirius ?
— Ah, oui. Désolé.

Retour au travail. Retour à la case départ. Retour pas marrant du tout. Le blondinet s'occupe de sa besogne avec une déception palpable. Mais bon, c'est un Griffin, et surtout, c'est Sirius. Bref, aucune chance qu'il ne laisse tomber pour si peu. Il gère la commande en deux temps trois mouvements. Même sans la petite serveuse pour lui voler tous ses sourires, il s'efforce d'avoir l'air jovial. Il est professionnel, efficace. Le temps passe vite.

Sitôt terminé, il s'en va s'asseoir avec ses potes. Ça serait dommage de les oublier deux fois de suite.

— Ça y est, tu t'es rappelé qu'on existait ?
— J'ai failli oublier, mais je me suis souvenu que tu me devais un verre.
— C'est Théo, il doit un peu un verre à tout le monde. Ça va, sinon ?
— Comme d'hab'. J'ai bouclé tout ce que j'avais à faire aujourd'hui, donc c'est cool.
— J'avoue. Mais, sinon... Mickael se penche un peu avant. J'ai vu que t'avais vu Pakihi... j'crois que Paul t'a raconté. Tu lui as parlé de moi ? Sourire baigné d'espoir. Il a une confiance indéfectible en son ami. Le pauvre.
— Nan. On a juste parlé affaires...

Il détourne un peu les yeux. La bonne blague. Y'a beaucoup de choses dont il a envie de parler avec elle, et ça sera sûrement pas des affaires.

— Ah, ok. Bref, faut trinquer. Paul a eu son exam', c'est pour ça qu'on se murge à la base.
— M'ouais, j'vais y aller doucement quand même. Mais bien joué, même si je suis pas tellement surpris.

Le blond esquisse un sourire gêné. Boire, c'est pas trop dans ses habitudes. C'est rare qu'il se retrouve dans des états pas possibles.

Plusieurs heures plus tard, à la fin du service...

— On va raccompagner Mickael, il est plus sortable. Tu viens ?
— J'ai encore deux-trois trucs à dire au patron. On se voit demain.
— Ok, comme tu veux. À plus, c'était sympa.

Il le gratifie d'un hochement de la tête. Même un peu pompette, y'a des priorités dans la vie. Le garçon connaît bien les horaires du personnel, c'est pas la première fois qu'il vient ici. Pour le coup, il fait noir dehors, et c'est un gars avec des principes...

Et surtout, de très bonnes excuses.

Il s’emmitoufle dans son écharpe, tapote son pied sur les pavés. Il voit une chevelure d'or apparaître au coin du mur. Elle arrive. Tant mieux, ça aurait été un peu creepy de l'attendre trop longtemps. Main dans les poches, les joues rougies par le froid nocturne, il lui adresse un sourire chaleureux.

— Il fait un peu sombre. Je te raccompagne ?

Il fait volte-face. Ça va, il a l'habitude des environs. Il risque pas de se perdre.

— Je voulais te remercier, pour tout à l'heure. On a gagné pas mal de temps, y'a des gens qui m'attendaient. C'était gentil de me donner un coup de main.

— Depuis au moins, fiou... trois minutes ?

Il tapote sa montre. Qu'importe le temps, s'il est suspendu ?

Petit sourire. Elle lui pose des questions, elle s'intéresse. Ça lui fait plaisir. C'est que son approche est pas si mauvaise que ça.

— Je suis pas d'ici, à vrai dire. J'habite pas très loin de la mer. Je viens surtout pour voir des potes, en général. Ou... pour travailler, forcément. Je fais ça depuis tout petit, vu que mon père est pêcheur. Il est super gentil, mais tu sais, c'est un peu le genre de type à dire... Il prend une voix grave. T'as deux jambes, t'as l'âge de sortir, alors tu vas bosser pour gagner ta croûte ! Un truc du genre.

Il hausse les épaules.

— M'enfin... J'ai l'habitude, maintenant. Ça me gêne pas.

Regard croisé. Il marche doucement, histoire de faire durer le plaisir. Plutôt que de répondre directement, il décide d'être taquin.

— Et puis... je sais pas trop, pour mon âge. Tiens, tu me donnes combien ? Seize ? Dix-sept ? Pas quatorze, quand même ? Il sourit. Attention, hein !

Il se rapproche un peu, profite de son visage à la lumière des lampadaires. Et puis, il incline légèrement le menton. Moi, je te donnerais...

C'est le moment où faut pas se louper.

— Eh. J'espère que j'aurai le droit à une surprise si je donne la bonne réponse.

Il trépigne. Ces petits jeux, ça l'amuse beaucoup.

— Allez, dix-sept ?

Il laisse échapper un petit rire.

— On dirait bien ! J'ai seize ans. Ça l'amuse. C'est clair qu'ils sont pas doués. Mais bon, l'important, c'est de, euh... participer !

Sirius sourit. Les bonnes expressions à la noix.

— Fin', c'est ce qu'on dit quand on se goure.

Le silence nimbe la nuit. Il n'y a qu'eux, c'est comme un beau rêve.

Les températures chutent, mais il n'a pas froid. On se demande grâce à qui.

— Et toi, t'es serveuse depuis quand ? Tu étais pas là, la dernière fois que je suis venu. Il fronce les sourcils. C'est pas trop compliqué ? Je sais que des fois, y'a des clients un peu gênants... et puis le vieux a beau être sympa, il aime bien faire bosser ses employés.

Et puis, il penche légèrement la tête.

— Y'a pas de boulot facile, mais bon. J'espère que ça te plait.

Ça serait cool. Maintenant qu'il est venu, maintenant qu'il a croisé son regard.

C'est comme s'il ne pouvait plus s'en détacher.

— T'as pas trop froid, d'ailleurs... ?

Woah. Son cœur tambourine. C'est qu'il s'inquiète pour elle. Il a pas envie qu'elle tombe malade, encore moins à cause de lui. Il veut qu'elle soit à l'aise. Il veut mettre toutes les chances de son côté.

Et surtout, il veut qu'elle se sente bien.

Et il sourit. Parce que quand il la regarde, il n'y a que le sourire qui lui vient.