Seren commençait à connaitre les moindres recoins de cette petite pièce grise. Une table, deux chaises, des murs gris, un plafond gris, un sol gris. Le monde qui évoluait autour de lui était à l'image de son humeur : terne. La colère était passée, laissant place à un gouffre béant, sans fond. Seul pointait une lueur d'espoir à la surface de l'abîme : celle que cette histoire trouve son dénouement juste. Ce n'était pas une chose si facile, lorsqu'on était soi-même suspecté du crime. Seren tournait en rond comme un fauve en cage, prit au piège. L'enfant en lui lui hurlait de s'enfuir de cette prison anthracite : ils n'avaient pas le droit de le garder ici, ce n'était qu'un vaste complot des humains pour handicaper le peuple natif en les privant de leurs chefs.

Son instinct, cependant, lui soufflait que le meurtrier faisait sans doute parti des personnes rassemblées en ces lieux. Quel meilleur endroit pour commencer sa traque ? Il avait de toute façon passer l'âge de s'enfuir aux moindres difficultés rencontrées. C'était également devenu son rôle de les affronter en face. Et Seren tournait en rond, toujours, alors que les rouages de son esprit s'activaient silencieusement sur les informations données par Valara. Il finit par s'affaisser sur la chaise mise à sa disposition -gracieux geste des humains-, ses mains soutenant sa tête, prostré. Après un instant, de petits pas discrets le tirèrent de ses réflexions.

Ce fut avec une surprise à peine voilée que Seren croisa le regard d'Heiata. Elle s'avança sans un mot, alors que le prophète ne put détacher les yeux de ses membres brumeux. Il savait qu'elle maîtrisait d'ordinaire bien mieux son don. Tous étaient touchés par la disparition de leur cheffe. La petite navarite posa un fruit en face de lui, avant de s'installer. Le silence s'étira.

─ Une orange ? s'étonna-t-il avec un amusement forcé, un sentiment qu'il s'efforçait de mimer. Je ne suis pas encore accusé, tu sais, lui fit-il remarquer avec un sourire qui manquait indéniablement de naturel.

Ce dernier vacilla lorsqu'il se saisit du petit mot plié qui dépassait de la peau du fruit. Il s'en saisit doucement, prenant connaissance de ce que sa jeune compagne avait écrit. Je ne quitterai jamais tes côtés. Ses épaules se mirent à trembler alors que ses doigts se resserrèrent sur le papier, le froissant inconsciemment. Il baissa la tête, sa longue chevelure sombre voilant un instant son visage. Un barrage intérieur se brisa.

─ Heiata... Sa voix était faible, souffle presque inaudible dans la cellule anthracite. Idiote...

Elle se brisa alors que des sanglots silencieux le secouaient. Il releva son regard vert humide vers elle, l'expression de sa tristesse imprimée dans chaque trait de son visage.

─ Elle est morte... On l'a tué... Note guide est partie... Il reprit difficilement son souffle entrecoupé. Comment... Comment peuvent-ils croire que Valara ou moi ayons quelque chose à voir là dedans ? Tout est si confus...

Il se détourna d'elle, saisissant de nouveau sa tête entre ses mains, alors que les larmes coulaient silencieusement sur ses joues.

L'abîme se creusait, toujours plus profondément, alors que l'océan intérieur de son chagrin débordait, rendant ses joues humides et ses pensées moroses. Il avait l'impression de se noyer, de perdre pied, le fardeau des événements l’entraînant de par les fonds obscurs à un endroit où il lui serait impossible de remonter à la surface. Seren n'était pas coutumier du meurtre. La vie était quelque chose de sacré chez les natifs, car donnée par Navara. Seul Navara avait le droit de reprendre la vie : il était impensable qu'il soit venu à l'esprit de quiconque d'assassiner sa principale représentante. La réalité avait enfoncée son joli mur d'illusions, le brisant en moult morceaux. Il savait qu'il n'y avait plus de retour en arrière. Pas après un événement de cet ampleur.

Cela le terrifiait, et le monde lui paru tout d'un coup glacial et hostile.
Qu'allaient-ils faire ? Qu'allait-il se passer ? Allaient-ils finalement partir en guerre ?
Combien des siens tomberaient ? A quel point la terre sacrée de Navara se verrait souillée du sang de ses propres enfants ?

Sa respiration se faisait difficile, alors que l'eau sur ses joues semblait rouler de plus belle. C'était trop, trop vite, trop intense. Trop. Ils n'étaient pas préparés. Il n'était pas préparé. Il voyait la surface s'éloigner au loin, toute lueur d'espoir se tarir, tout...

Il sentit la chaleur d'un corps étranger l'envelopper avec un sursaut de surprise. Ses yeux humides se levèrent alors que la main d'Heiata passait dans ses cheveux en une caresse rassurante. La petite native l'étreignait de ses bras, bien présente malgré la brume qui semblait parfois s'élever d'elle. Sa voix douce remplissait l'air, comme dans un rêve, et Seren fut surpris d'entendre autant de mots s'échapper d'elle, elle qui était un être de peu de paroles. Il se contenta de poser son front contre son épaule, se laissant absorber par les nuances de ses murmures et les ondulations de la brume qui s’élevait en volutes tranquilles. Il ferma les yeux alors que la main d'Heiata s'aventura sur sa joue, sa peau chaude contre ses larmes d'une solitude polaire, interrompant leur flux, effaçant leur trace. Prenant leur place. Il mit un certain temps à se rendre compte qu'il frottait doucement sa joue contre sa paume, recherchant son contact.

Il étira à son tour ses bras autour d'elle, saisissant avec une prudence infinie le petit être qui l'aidait à rester ancré dans la tempête. Elle semblait si fragile, et pourtant, elle était le pilier au milieu des vagues. Il prit une inspiration tremblante, la serrant un peu plus contre lui -à moins que ce ne soit le contraire ?- concentré sur les battements de son cœur et la chaleur avec laquelle elle l'enveloppait. Le silence s'étira entre eux, paisible. Les minutes s'écoulèrent, écume sur la plage de son cœur, disparaissant à chaque nouvelle vague.

─ Qu'allons-nous faire, maintenant ? demande-t-il finalement dans un souffle éteint, après ce qui lui avait semblé être une éternité. Il ne savait lui-même pas dans quel sens déchiffrer sa question aux multiples interprétations, mais ne prit cependant aucune initiative pour s'éloigner d'Heiata.