Cela faisait plus de cinquante ans et pourtant, en entendant l’enfant lui demander de raconter l’histoire de son illumination, Aatu revit immédiatement des images très claires de cet évènement et de ce qui l’avait précédé. Il pouvait encore entendre et réciter au mot près les dires de son gardien, de même qu’il lui semblait pouvoir sentir à nouveau l’odeur qui émanait alors des arbres, des arbustes et des fleurs qui poussaient sur les berges de la rivière en ce début d’Aperira.

A chaque fois que quelqu’un l’interrogeait à propos de son Huritao, il se remémorait tous ces éléments avant de commencer son récit, comme pour s’en imprégner à nouveau. Au fil des ans, il avait peaufiné son discours et il parvenait chaque fois à captiver ceux qui l’écoutaient, surtout les plus jeunes, ceux qui rêvaient encore de leur Huritao à venir. Et, à chaque fois, il débutait par les mêmes phrases : « Je n’oublierai jamais le moindre détail de ce qui m’est arrivé ce jour là. Il m’arrive parfois d’oublier ce que j’ai mangé la veille au soir, ou qui j’ai soigné la semaine passée mais cette journée – que dis-je! - cette nuit si particulière, je m’en souviendrait jusqu’à la fin... »

Il faut dire que cet évènement avait changé sa vie. Certes, c’était le cas pour tous les natifs, mais c’était plus vrai encore pour Aatu. Lui qui, âgé de dix-sept ans, n’avait encore aucune idée de ce qu’il allait devenir, allait trouver sa voie. Tous ses choix, toute sa philosophie, toutes ses idées et tous ses projets à venir découleraient de l’électrochoc reçu lors de sa rencontre avec Hepetema.

Il avait marché des heures durant, traversant la forêt Pepuere jusqu’aux contreforts des montagnes, sans savoir où il allait, mais sachant avec certitude – étonnamment -  qu’il allait au bon endroit. Il avait marché jusqu’à ne plus pouvoir le faire. Épuisé par son périple, n’ayant pas prit le temps de boire ni de manger, trop pressé qu’il était de parvenir à son but, le jeune Aatu avait perdu sa lucidité. N’étant plus à même de prendre garde aux endroits où il posait les pieds, il avait trébuché avant de dévaler un ravin creusé là par la rivière. En reprenant connaissance quelques heures plus tard, allongé sur la berge, alors que la nuit était tombée, il constata avec effroi qu’il s’était brisé la cheville gauche. Ne pouvant pas repartir en l’état, il avait attendu, des heures durant, se demandant avec désespoir comment il pourrait repartir de là et rentrer chez lui quand l’heure serait venue.

Alors qu’il sentait les larmes lui venir, une lueur, au loin, attira toute son attention, lui faisant oublier ses déboires. Il fut captivé par cette lumière et fut rapidement certain qu’elle s’approchait de lui. La nuit noire ne lui permettait pas de voir quoi que ce soit d’autre. Il fut étonné en prenant conscience que la lumière provenait des eaux de la rivière. Il le fut plus encore en voyant surgir de ces même eaux, à quelques pas de lui, la source de cette lueur. Hepetema était là qui le fixait avec attention, immobile, affichant ce qui semblait être un sourire moqueur.
- Tu n’as pas été facile à trouver.
La voix semblait surgir de nulle part. Aatu n’eut pas le temps de trouver d’où elle provenait. Il fut aussitôt assailli par l’éclat aveuglant qui l’enveloppa. Combien de temps fut-il baigné de cette lumière extraordinaire ? Il n’aurait su le dire. Quand la nuit reprit ses droits, il entendit à nouveau la voix de son gardien.
- C’est fait. Toi et moi sommes liés à présent. Mais il te faudra bientôt quitter cet endroit.
- C’est impossible, je crois, Ô Hepetema. Ma cheville est brisée... Je ne peux plus marcher.
- Eh bien, souffle dessus !
Le ton employé par la créature était on ne peut plus amusé. Aatu n’eut pas le temps de lui répondre que souffler sur sa cheville n’arrangerait rien. Hepetema était reparti sans un au revoir. Sans trop y croire, l’adolescent tout juste devenu homme suivit les indications de son gardien. Il grinça des dents de douleur en se tordant pour approcher sa cheville brisée  de sa bouche. Puis il souffla et aussitôt la fracture ne fut plus qu’un lointain souvenir.

« -Après quoi je me suis endormi, là, au bord de la rivière. Au petit matin, je me suis levé, pouvant de nouveau marcher, entamant le chemin du retour. J’ai été stupéfait par tant de choses cette nuit là… Mais je l’ai été plus encore en prenant conscience de la conviction qui venait de naître en moi. J’allais passer ma vie à servir Navara et ses douze émanations. Aussitôt rentré au village j’ai fait ce qu’il fallait pour devenir Novice, mais j’étais loin d’imaginer que je finirais prophète intermédiaire, mon petit ! 
-Toi, grand-père ? Un prophète ? Mais tout le monde sait que tu es guérisseur, alors arrête de me mentir ! »
Aatu sourit en voyant les yeux de son petit fils s’ écarquiller. Il était encore trop jeune pour avoir déjà entendu l’histoire de son grand-père. Plus maintenant. Il venait d’avoir sept ans, l’âge où ses cousins avant lui avaient eux aussi appris l’histoire de leurs grands parents. Aatu mettait un point d’honneur à ce que chacun d’entre eux connaisse son passé et, ce faisant, celui de sa défunte épouse. Le vieil homme et son petit fils marchaient depuis longtemps dans la plaine en quête de plantes médicinales à récolter. Aussi, avant de continuer son histoire, Aatu invita l’enfant à s’asseoir à ses côtés.

Comme à son habitude, il n’omit aucun détail. Il raconta étape par étape le cheminement qui l’avait amené à devenir Religieux à 24 ans, et comment, deux ans plus tard, il avait rencontré Mahita qu’il aimerait et aimait encore de tout son cœur. Arrivé à ce stade de sa biographie, il occultait quelque peu son parcours au sein des ordres pour concentrer pleinement son récit sur l’amour qui les avait unis lui et sa femme, les épreuves qu’ils avaient endurées ensemble et les bonheurs immenses qu’ils avaient partagés alors qu’ils avaient accueillis, chacun leur tour, leurs quatre enfants.

Après cela, Aatu revint à son parcours au sein de la hiérarchie religieuse. Il était déjà Grand prêtre à la naissance de son quatrième enfant. Il n’avait aucune ambition particulière et se laissait porter par le cours des choses, et cela lui permit de devenir prophète intermédiaire le jour de ses quarante ans. Il était toujours porté par la conviction qui était née en lui le jour de son Huritao et accepta donc avec joie ces nouvelles responsabilités. Et la vie continuait d’avancer, encore et encore, jusqu’au jour où tout bascula.

Mahita tomba malade. Un fièvre, apparemment banale, s’était emparée d’elle. Sauf que cela n’avait rien de banal. En trois semaines, malgré les efforts conjoints de nombreux médecins et guérisseurs, la femme d’Aatu quitta le monde des vivants. Ce fut un choc pour lui et ses enfants. Aatu prit alors la seconde grande décision de sa vie. Trouver un remède à cette maladie inconnue serait son nouvel objectif. Il quitta les ordres pour étudier la médecine traditionnelle Native. Selon lui, il ne renonçait cependant pas à servir Navara. Il le ferait encore mais d’une autre manière, en rendant service aux créatures qui habitaient ce monde.

Poussé par une conviction hors norme, il noya son chagrin en apprenant tout ce qu’il pouvait. Cela dura huit années, après quoi il ouvrit son herboristerie dans laquelle il officiait également en tant que guérisseur, mettant au service des autres ses connaissances et le pouvoir que Hepetema lui avait offert jadis. Dès qu’il entendait parler d’une nouvelle victime de la fièvre mortelle, il courait à son chevet pour tenter d’en apprendre plus au sujet de cette maladie et essayer de nouveaux remèdes. A chaque fois pourtant, il échouait. Et à chaque fois, de retour chez lui, il passait la nuit entière à prier pour sa défunte épouse et à lui promettre qu’un jour viendrait où il trouverait le remède qui lui avait manqué.

« Cela fait vingt ans que ta grand-mère nous a quittés. J’ai appris à vivre sans elle mais, tant que je n’aurais pas trouvé, elle continuera de me manquer. »
Aatu regarda son petit fils qui, assis devant lui, semblait assommé par la masse de détails qu’il venait d’entendre. Cela avait duré des heures, durant lesquelles il avait écouté avec attention son grand-père lui raconter sa vie, toute sa vie. Plus les années passaient et plus longue était son histoire. Après quelques secondes de silence, l’enfant prit la parole.
« Tu finiras pas trouver, grand-père ! J’en suis sûr !
- Je l’espère mon petit, je l’espère. Mais avant ça, il nous faut ramener toutes ces herbes au magasin, avant que la nuit ne tombe ! »
Ils reprirent aussitôt leur marche en direction de Ranunga. En silence, Aatu adressa une prière à Navara et à Mahita, les remerciant tous deux de lui avoir offert des petits enfants aussi extraordinaires...