Siobhan se maudit. Quelle mouche l’avait piquée pour la pousser à monter sur ce bateau, accompagnée de ces gens ? Elle-même n’en avait pas la moindre idée mais maintenant qu’elle était là, il n’était plus possible de faire machine arrière. Elle ne l’aurait pas fait de tout façon. Ce tour dont tout le monde parlait avait suscité sa curiosité, tant et si bien qu’elle avait décidé d’aller y jeter un œil par elle-même. D’aucun dans son entourage argueraient que c’était dangereux et elle ne leur donnerait pas tort. La conseillère n’était pas particulièrement téméraire mais elle avait tendance à être têtue et exigeante avec elle, et si elle avait décidé d’explorer cet endroit, renoncer maintenant équivaudrait à un échec. Siobhan ne perdait pas. Jamais. Une manière de raisonner butée qui lui avait plusieurs fois valu des ennuis par le passé. En espérant que ce périple s’annonce calme et reposant.

« Bonjour. » répondit-elle aux salutations des autres membres sur le bateau. « Siobhan Cahill. Enchantée. »

Neutre, son visage n’exprimait rien de particulier. Ni joie ni animosité. Difficile de savoir ce qu’elle pensait de ses compagnons de fortune. Son regard n’était pas plus éloquent, passant d’une personne à l’autre avant de se poser à nouveaux sur la mer. Elle n’avait pas jugé utile de se présenter plus en détail. Un nom et un prénom suffisaient. Il était aisé de déduire sa fonction à partir de ceux-ci. Enfin, à en juger par ce qu’elle entendait, Siobhan avait affaire à des natifs. Pas sûr qu’ils sachent qui elle était. Elle connaissait les grands noms de leur peuple, une partie de leur histoire, ce genre de chose. Le sujet ne la passionnait pas mais c’était toujours bon à prendre. Mieux valait ne pas passer pour une idiote, à ignorer les fondamentaux à propos de ceux avec qui les humains cohabitaient. Néanmoins, elle n’attendait pas que les autres en fassent de même. Tant pis s’ils ne la reconnaissaient pas, elle n’était pas ici pour une visite officielle. Elle était là… pour son propre intérêt.

La brise marine l’amena à resserrer sa veste, comme si cela allait la protéger. Il faisait plus froid qu’elle ne le pensait. Elle avait abandonné ses manteaux d’apparats et autres atours aussi élégants qu’encombrants pour revêtir quelque chose de plus simple, et aussi plus adapté à ce qu’elle faisait. Toutefois, elle avait sous-estimé le vent et la sensation de fraîcheur qu’il apportait. Elle frissonna mais ne pipa mot. Elle n’était pas le genre de personne à se plaindre auprès d’étrangers, surtout que pour le coup, elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. Sinon elle aurait aussi souligné le fait que l’air salé allait lui abimer les cheveux mais encore une fois, elle était ici de son propre chef.

« Des idées sur ce que cette tour peut bien être ? »

Ses yeux lorgnaient la structure sombre qui se profilait à l’horizon. Elle grandissait à mesure que le bateau approchait de l’île et Siobhan constata de ses propres yeux à quel point la tour était grande. C’était une chose d’entendre les gens en parler, c’en était une autre de l’avoir juste en face de soi. Elle était apparue du jour au lendemain. Pouf. Sans crier gare, voilà qu’une colonne noire crevait soudainement les cieux. Cela avait de quoi inciter à la prudence et la conseillère reconnaissait volontiers qu’il aurait été plus sage de rester sagement chez elle, à Nui, en attendant que quelqu’un d’autre fasse le jour sur la véritable nature de cet endroit.

Aucune idée de ce que c’était. Elle n’avait pas honte de le reconnaître. Elle n’avait jamais rien vu de pareil ni entendu quoi que ce soit qui lui permette de faire un lien avec la tour. D’où la question posée aux autres et plus particulièrement aux natifs. Ils n’avaient pas la même culture, pas les mêmes contes ni les mêmes légendes. Alors peut-être que… Elle ne savait pas vraiment ce qu’elle espérait. Elle aimait les réponses concrètes et vérifiables mais quand elle était dans le flou ainsi, même un mythe lui suffirait. C’était toujours mieux que rien.

Un vieux croûton, Une fanatique des arbres et une antiquaire. Siobhan ne put s’empêche de penser avec sarcasme qu’ils formaient une équipe de choc. Il ne restait plus qu’à prier pour qu’ils ne croisent rien de trop dangereux aujourd’hui car cela risquait de mettre à mal leur expédition. Aata avait un arc et Ahutiare « croyait » être en mesure de se battre. Voilà qui leur faisait une belle jambe. De son côté, Siobhan avait un pistolet glissé dans un étui pendu à sa ceinture mais elle ne se targuait pas d’être une très bonne tireuse. Elle n’était pas armée, d’habitude. Mais là, elle était seule et avançait vers l’inconnu. Se munir d’une arme lui avait paru être une bonne idée et quand bien même elle n’était pas certaine de pouvoir toucher sa cible, elle comptait sur le pouvoir de dissuasion du pistolet en cas de problème.

« J’ai une lampe-torche dans mon sac. »

Vu le contexte dans lequel se déroulerait cette aventure, emporter de quoi s’éclairer n’avait pas paru étrange à Siobhan. Elle était même étonnée que personne d’autre qu’Aata n’ait pensé à amener une source de lumière. Ils n’avaient pas encore démarré que déjà, la Conseillère constatait qu’ils n’étaient pas prêts.

« Contentons-nous de la lanterne pour le moment. J’ignore pour combien de temps nous serons ici, je vais éviter de vider les batteries de ma lampe-torche dès maintenant. »

Loin d’elle l’idée de préserver ses ressources personnelles mais il était incontestable qu’économiser ce genre de chose était important – primordial, même ! Ils auraient l’air fins s’ils se retrouvaient dans le noir complet dans quelques heures. Il aurait été dommage de devoir faire marche arrière pour des bêtises pareilles.

« Quant à la porte… » continua-t-elle, « C’est vrai qu’il y a le risque qu’elle soit piégée mais rien ne nous empêche d’aller voir ça de plus près. Il me parait plus probable qu’elle soit simplement fermée. Dans un cas comme dans l’autre, si nous venions à ne pas pouvoir entrer par-là, nous envisagerions alors de nous séparer. »

Redouter un piège était judicieux mais ils n’en sauraient rien avant de s’être approché de cette fameuse porte. Puis, ils pourraient seulement prévoir un plan d’action. Aata n’avait pas tort sur un point, mieux valait qu’ils évitent de se séparer et encore plus que quelqu’un décide de s’éloigner seul. Faute de lumière et compte tenu des conditions, ce pouvait être dangereux. Pour un ancêtre natif, il apparaissait de prime abord comme quelqu’un ayant la tête sur les épaules. L’âge n’avait pas encore affecté son cerveau. C’était une bonne chose. Malheureusement et malgré les décennies, même lui n’avait jamais rien vu, lu ou entendu parler de quelque chose comparable à cette tour sombre. Cette dernière était décidée à rester un mystère pour le groupe improvisé.

S’ils venaient à se séparer en groupe de deux, cela signifier qu’elle resterait avec Ahutiare. L’idée ne l’enchantait pas plus cela mais la jeune femme n’avait pas l’air d’être quelqu’un de dérangeant. Siobhan considérait les natifs avec méfiance mais elle ne leur était pas hostile pour autant. Enfin, pas trop et surtout, pas sans raison. Ils devraient coopérer pour mener leurs objectifs à bien et rien ne changerait cela alors plutôt que de se plaindre des partenaires qu’elle avait à se coltiner, Siobhan préférait tirer le meilleur parti de ce qu’elle avait sous la main. C’était ainsi qu’allait la vie, on n’avait pas toujours ce que l’on souhaitait.

Ils accostèrent sans oublier d’arrimer correctement l’embarcation. Si la marée venait à l’emporter loin des côtes, rentrer à la maison ne serait pas une partie de plaisir. La tour était encore plus impressionnante vue d’aussi près mais la Conseillère ne s’attarda pas pour profiter de la vue. Eclairé par la lanterne d’Aata, le groupe avança en direction de la porte d’entrée principale. Siobhan n’en démordait pas, il était inutile de se séparer et de chercher d’autres entrées sans avoir seulement pris la peine d’inspecter celle-ci. Aucun d’eux n’avait les compétences nécessaires pour l’ouvrir si elle venait à être verrouillée, pas plus qu’ils n’avaient les outils nécessaires pour l’ouvrir de force. Ainsi, avec autant d’appréhension que de curiosité, l’humaine s’approcha de cette imposante porte. Ça ne pouvait pas être si dangereux que cela, si ?

La porte s’était ouverte sans opposer de résistance. Pas de piège, juste des gonds un peu capricieux qui auraient bien besoin d’être entretenus à l’occasion. C’est avec le grincement sinistre de cette porte que le groupe fit la découverte du hall de la tour. Immense était une manière de le décrire, car celui-ci était beaucoup trop vaste pour cet endroit tel qu’il était vu depuis l’extérieur. Enfin, les pièces vides paraissaient toujours plus grandes qu’elles ne l’étaient en réalité. C’est à cette idée que se raccrocha Siobhan dans une tentative désespérée de trouver une explication logique à tout cela. Elle paraissait calme, son visage ne montrant rien d’autre qu’une sérénité presque glaciale tant elle avait l’air imperturbable, mais dire que le spectre de l’angoisse ne planait pas au-dessus d’elle aurait été un mensonge. Il en faudrait plus que cela pour lui faire perdre ses moyens mais elle ne pouvait se défaire de l’idée que quelque chose n’allait vraiment pas avec cet endroit.

Les dimensions du hall étaient une chose, la douce mélodie qui se faisait entendre depuis qu’ils étaient entrés en était une autre. La conseillère craignit pendant un moment de découvrir qu’ils n’étaient pas seuls mais les notes s’enchainèrent sans jamais s’interrompre et ils ne virent pas l’ombre d’une personne.

« Je me demande si cet endroit est habité. » dit-elle, à voix basse, comme si elle s’adressait à elle-même.

Il n’avait pas l’air d’être à l’abandon, en tout cas, et c’était encore éclairé. Il existait des dizaines d’autres explications à cette lumière et cette musique – n’importe quel mécanisme construit pour durer aurait fait l’affaire – mais cela figurait dans le champ des possibilités. Siobhan hocha la tête sans un mot en réponse à la remarque d’Aata. C’était un instrument, aucun doute là-dessus, ramené sur « leur » planète. Tch. Ce qu’elle pouvait détester cette manière de parler, bien qu’elle n’en montrât rien. Un discours digne d’un natif. Gahia Li appartenait tout autant aux humains et en regardant la manière dont ces derniers s’étaient acclimatés et tiraient désormais profit des ressources de la planète, en voyant leur avantage technologique, peut-être même que les humains avaient davantage leur place ici que les natifs, eux qui pouvaient s’estimer heureux d’avoir rencontré les humains pour en copier l’apparence. Oh, pour ce cadeau, ils devraient louer tous leurs gardiens et prier devant chaque arbre de cette planète.

Siobhan s’était immobilisée en haut de l’escalier. Son regard ne parvint pas à pénétrer les ténèbres et elle fut dans l’incapacité de déterminer jusqu’où cela descendait. Elle réfléchissait. Ils n’avaient rencontré aucun danger jusqu’ici, il n’y avait donc pas de raison que les choses changent soudainement mais d’un autre côté, un vieil adage disait que prudence était mère de sûreté. Ce n’était elle qui allait dévaler les marches quatre à quatre pour voir ce qui les attendait en bas malgré que, vu le hall, il était probable que la seule chose qui les y attendent soit une autre pièce aux dimensions tout aussi incroyables.

« Je vous suis. »

Devant eux, l’inconnu. Avancer signifiait prendre des risques, de la même manière qu’ils l’avaient fait durant tout le trajet jusqu’ici. Cet endroit avait beau avoir une atmosphère anxiogène, il ne leur avait pas encore donné une raison suffisante pour faire marche arrière. Emprunter cet escalier était par conséquent la décision la plus logique aux yeux de Siobhan.

« On va avoir besoin de lumière pour descendre. L’idée de descendre dans l’obscurité ne m’enchante pas, je pense que vous pouvez à nouveau sortir votre lanterne. »

Sans cela, aucun d’eux ne serait à l’abri d’une marche traîtresse ou d’une possible mauvaise surprise qui se tapirait dans cet insondable abîme.